L'activité pastorale

Élevage traditionnel Voici un texte tiré de  La voie Domicienne, bulletin littéraire de “La poste Languedoc-Roussillon”, numéro spécial « Roussillon » 1998.
Ce récit vous plongera dans l’ambiance pastorale de la Cerdagne. Tout au long du texte vous glanerez des informations qui vous feront approcher un peu plus le monde de la montagne.
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Un personnage haut en couleurs

Cette histoire, je ne peux vous dire de qui je la tiens, car sa femme, qui la trouvait grossière, me le reprocherait. Je décrirai donc l’homme, ancien forgeron, mais aussi paysan et éleveur. Casquette vissée sur un crâne chauve, l’œil amusé qui guette, du coin d’une ride, la connivence, de grands éclats de rire ponctués de coups de coude complices ; un rien filou, un brin méfiant, amateur de tango et, autrefois, sans doute, grand séducteur. Retraité, il a gardé quelques juments, pour le plaisir : de cette race bretonne, forte et massive, qui peuple les herbages de Cerdagne. A partir de l’automne, il leur apporte du foin au pré, des balles carrées qu’il parvient mystérieusement à enfourner, par quatre, dans le coffre minuscule de sa Fiat. Mais on l’a vu aussi, dans le soleil bleu de janvier, chausser des skis de fond dignes d’un musée pour rejoindre ses bêtes, bloquées par une neige fraîche et poudreuse qui leur arrivait au poitrail. Quand vous connaîtrez un peu les autres, ils vous diront que lui n’est pas du village : il s’y est marié, il y a seulement quarante ans. C’est peut-être pour cela qu’il en sait l’histoire, les histoires, toutes, les grandes et les petites, aussi bien voire mieux que quiconque.
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L’arrivée en Cerdagne

Pour apprécier celle dont je veux vous faire part, il faut d’abord la replacer dans son contexte.
Si vous partez de Perpignan, vous arriverez chez nous après les interminables lacets de la Nationale 116 qui mènent jusqu’à la citadelle de Mont Louis. Vous passerez ensuite le Col de la Perche qui est une limite géographique mais c’est au Col Rigat, qui domine Saillagouse, que vous découvrirez vraiment la Cerdagne. A cet endroit, la route est creusée dans le sommet de la colline et enjambée par l’aqueduc d’un canal d’irrigation qui se dirige vers le mas Rondole. Cette trouée frangée d’herbe et d’eau, c’est «  l’œil de la Cerdagne « . Vous n’y verrez d’abord que du bleu. Mais quand vous aurez franchi la crête et redescendu quelques mètres de l’autre côté, ce fond d’azur s’emplira du cercle des montagnes : dans la brume translucide des lointains, le drapé vertical des falaises du Cadi auquel répondent les formes tabulaires du Campcardos ; au plus près, au plus net, les croupes rondes des massifs du Puigmal au sud et du Carlit au nord. Entre les deux la plaine, vaste et fertile en son silence. Vous approcherez et alors elle se peuplera de bruits, de mouvements et de contrastes.
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Les villages

Ils se sont soit installés, pour la plupart, en bordure, c’est-à-dire sur les piémonts, à l’entrée des vallées transversales dont les cours d’eau viennent alimenter la rivière du Sègre. Ils sont ainsi à la croisée des terroirs : leurs chemins mènent en bas vers les terres agricoles, à mi-pente vers les bois, en haut sur les pâturages d’altitude. A première vue, les couleurs ne sont pas celles du Sud : il y a l’ombre bleutée des forêts de pins à crochets sur les bacs , au printemps le vert éclatant des prés allongés au bord des torrents, l’or fragile des bocages à l’automne. Mais il y a aussi l’odeur envahissante des genêts qui montent haut sur les solanes, l’herbe sèche et la poussière, la chaleur qui se dégage des pierriers, l’ensoleillement. Ces Pyrénées sont méditerranéennes.
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Il y a cent ans

Voyageons dans le temps, à présent. Il y a cent ans, le paysage était autre. Moins herbagère, plus céréalière, la Cerdagne n’était pas spécialisée comme elle l’est aujourd’hui dans l’élevage du gros bétail. On y faisait surtout pousser du seigle et on y élevait des moutons. Dans les exploitations les plus importantes, on possédait de grands troupeaux qui descendaient l’hiver sur les plaines littorales des environs de Béziers, Narbonne, Perpignan.
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Les troupeaux

Parqués la nuit dans des enclos que l’on déplaçait chaque jour, ils fumaient les champs en jachère qui seraient ensemencés à l’automne. Fin juillet, ils montaient aux alpages.
Quelques heures de marche suffisaient pour arriver sur ces estives si proches des villages.
Quand les troupeaux de moutons y montaient enfin, les vaches y pacageaient déjà depuis plus d’un mois : elles avaient, sur eux, la "priorité". Rassemblées en un grand troupeau commun appelé la vacada, qui regroupait toutes les têtes du village, elles disposaient des meilleurs fonds et des combes herbeuses selon un calendrier de pacage : elles accédaient en deux ou trois étapes - juin-juillet, juillet-août - aux estives du haut de la montagne.
À la fin août, elles redescendaient en suivant, à l’envers, les mêmes paliers. Les moutons, eux, montaient directement "a dalt de tot", en haut de tout, et restaient en périphérie. Ils ne pouvaient redescendre sur les pâturages des vaches que lorsque celles-ci les avaient quittés, au début de l’automne, pour des herbages plus bas.
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Les règlements de pacage

Régulièrement repris et discutés par les conseils municipaux, ils précisaient les limites de l’emprise respective de chacune des espèces. Aujourd’hui encore, une lecture archéologique du paysage montagnard les indique. Sur les meilleurs plats pastoraux, étagés en deux paliers altitudinaux se trouvent les corrals, vastes enclos de pierre sèche de la vacada. Les vachers employés par la commune, deux par troupeau en général, dormaient dans la cabane bâtie à proximité. Rien, à première vue, ne différencie ces aménagements de ceux destinés aux troupeaux de moutons. Pourtant à y regarder de plus près, ces derniers sont moins soignés, les enclos et les cabanes y sont plus frustes. les vieux bergers y voyaient le signe patent d’une discrimination. Pour le troupeau de moutons les patrons ne voulaient pas payer, mais pour les vaches, si que c’était bien fait... Il y a des enclos, des corrals faits en pierre, très bien faits, pour les vaches. ... Tout le village devait y travailler : tous, tous les paysans de toutes les maisons, une brigade d’hommes, et allez... Ils devaient y traîner les rochers avec une paire de bœufs. Ce sont des corrals qu’a fait la commune. Ces corrals, le vent ne les emportera pas. Il faut dire que pour les ovins, l’estivage n’était pas organisé par la communauté villageoise mais par les propriétaires qui s’associaient à deux ou trois, regroupant leurs bêtes en troupeaux de 1000 à 1500 têtes, sous la garde conjointe de leurs bergers.
Si les vaches doivent précéder les moutons c’est, expliquent les éleveurs, parce qu’elles ne supportent pas l’odeur dont ils imprègnent l’herbe et surtout parce qu’ils broutent si ras qu’ils ne laissent rien à manger derrière eux.
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L’évolution, les cabanes de bergers, les orris

Pourtant, ce que l’archéologie des cabanes de bergers enseigne aussi, c’est que la répartition des troupeaux sur les estives n’a pas été intangible au cours du temps. Aux XVe, XVIe et XVIIe siècles, ces meilleurs secteurs n’étaient pas attribués aux vaches mais aux brebis laitières. Les établissements pastoraux de cette époque sont, dans leur plan et leur organisation, bien différents de ceux du XIXe siècle : on y trouve, à côté de longs couloirs de pierres que l’on appelle munyidores, littéralement "enclos à traire" , des cabanes composées de plusieurs pièces dont l’une sert de cave à fromages. Leurs contemporains expliquent qu’on les nomme orris, mot qui signifie « maisons pour faire des fromages ». Présents sur les tables des banquets, les « formatges d’orris » fromages de montagne faisaient, plus que les autres, la fierté des bergers et des propriétaires des troupeaux.
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La baraque des bergers et les jeunes

L’abandon de la production fromagère puis le déclin de l’élevage ovin de moins en moins rentable ont progressivement relégué les pâtres et leurs moutons aux limites des territoires et de la société.
Faisons quelques pas encore pour arriver jusqu’à notre histoire. Cette marginalité s’inscrit à tout moment dans l’espace, mais aussi dans le regard des autres. Les jeunes des villages avaient autrefois un drôle de jeu. Au printemps, lorsque le troupeau de moutons fumait les terres, le berger dormait à côté de l’enclos, dans une sorte de lit-clos portable, caisse de bois aux dimensions d’un homme allongé, munie de brancards et garnie d’une paillasse ; elle était couverte d’un toit en zinc et s’ouvrait sur un côté à deux battants. Cette «  baraque «  que l’on trimbalait d’une jachère à l’autre au fur et à mesure des nuits de fumature, on l’appelait aussi, comme le cercueil dont elle rappelait la forme, la caixa, Les vieux d’aujourd’hui qui en rigolent encore, racontent comment, en bande, ils s’éclipsaient nuitamment pour rôder sur le territoire. Il leur fallait parvenir jusqu’à l’enclos sans alerter les chiens qui auraient réveillé le berger. Le défi ? Renverser la baraque à terre, du côté de l’ouverture. Volets bloqués, paillasse sens dessus dessous, l’homme pestait, emprisonné dans son « cercueil » tandis qu’eux détalaient à toutes jambes... car il allait sortir : les planches du fond, explique-t-on, n’étaient jamais clouées, exprès, pour ménager une « issue de secours ».
Ainsi, à l’âge où l’on expérimente ses propres limites et les règles d’un jeu social qu’il va falloir maîtriser, c’est au berger que rituellement l’on s’affronte. Mais ces moqueries d’adolescents ne font qu’ exprimer une défiance plus largement répandue.
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Le métier de berger

Le métier exige au départ certaines qualités qui ne sont pas données à tous : il faut avoir "le goût des brebis" et surtout la faculté de les reconnaître, être collectif et indifférencié aux yeux des autres, le troupeau est, pour celui qui le mène, composé d’individus qu’il a, lui seul, le don d’identifier. Il sait le caractère l’ascendance et le comportement de chaque animal et c’est là que réside l’essentiel de son savoir-faire. Ensuite, tous est question d’appréciation, au sens gustatif du terme, puisque le propre d’un bon berger, c’est de conduire les bêtes "là où il y a une meilleure herbe" mais sans les contrarier : il lui faut deviner " l’envie des brebis". Entre lui et elles s’instaure, au-delà de la connaissance, une connivence suspecte. "el pastor té mes gana que les ovelles", "le berger a plus faim que les brebis", dit un proverbe cerdan qui dénonce sans appel la duplicité du pâtre : on le sait par avance complice des divagations du troupeau.
A gagner ainsi la confiance de ses bêtes, le berger a un peu perdu celle des hommes. Trop loin d’eux, trop proche de la nature, il est une figure un peu inquiétante, toujours louche, et de ce fait souvent risible. Parmi ses moutons, certains lui sont plus familiers encore que les autres : ce sont les manyacs, mâles castrés en général, qu’il a apprivoisés dès leur plus jeune âge en leur donnant du pain et en les habituant à sa voix et à ses ordres. Ce sont eux qui mènent le troupeau et c’est avec l’un d’eux que nous atteignons enfin notre histoire.
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L’histoire de Pigalla

Ce manyac s’appelait Pigalla. Il s’appelait ainsi parce qu’il était noir et blanc tacheté. Pigalla ça veut dire pie, tacheté. Ces bêtes tachetées viennent en général d’Espagne, de la région de Ripoll, de l’autre côté du Puigmal. Elles sont rudes, solides, grasses et belles. Pigalla était le manyac préféré du berger. Tout l’été, avec le troupeau, ils étaient restés sur les plus mauvais coins de la montagne, dans les forêts du bac et dans les froids éboulis des crêtes, toujours trop tôt à l’ombre. Ils avaient passé là, moroses, les plus beaux jours de la fin du mois de juillet, d’août et de début septembre : pas de quoi faire bombance, pas de quoi se remplir la panse. Herbes fades et triste estive alors qu’en face la solana, avec ses parterres odorants de réglisse invitait au festin. Mais voilà, la solana était interdite. Arrive enfin la date bénie où les vaches quittent la montagne pour descendre sur les baixants, les bas versants. Le champ est libre ! Pour passer d’un côté à l’autre, il suffit de parcourir à flanc le fond de la combe et de franchir à sa naissance le torrent. Le troupeau s’égrène dans l’ovale de la pente en longues files pressées, au rythme des sonnailles et du piétinement des bêtes dans la poussière des sentiers. Devant marche à grandes enjambées le berger, suivi des manyacs, Pigalla en tête. Les voici sur la solana, leur terre promise... Le berger était-il un peu simple ou est-ce seulement qu’il avait pris, par solitude et par affection, l’habitude de parler à Pigalla comme à un autre lui-même ? On raconte que l’on entendit jusque dans la vallée cet éclat de joie incongru que l’écho, indiscret, amplifia :
"Peta Pigalla, que la solana és nostra" : Pète, Pigalla, la solana est à nous !
Voilà ... j’espère que vous aurez ri, ou souri, de ce courant d’air jubilatoire qu’émit un jour dans le ciel de Cerdagne, avec la complicité d’un berger heureux, un mouton aux couleurs de la montagne : noir et blanc comme l’estive, faite de soleil et d’ombre.
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Bibliographie

Histoires de plumes et de poils – Légendes d'ici, AME, ADECO et les auteurs 2001
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